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Robert Folz, historien du Saint Empire

von Francis Rapp

En prenant la parole ici dans le cadre d'une journée d'études consacrée à Robert Folz, j'éprouve une émotion que je ne peux dissimuler. Je dois tant à ce maître que je suis conduit parfois à dire que je lui dois tout. Il m'a toujours conseillé et, dans les moments difficiles, soutenu. Ce guide, j'ai toujours cherché à le suivre ... de loin. Comme l'a fort bien exprimé M. Lagrange, dans l'hommage rendu à Robert Folz par l'Académie de Dijon, moi aussi j'ai voulu être son damoiseau, sans espérer être un jour le chevalier qu'il a été. <ANM> Jean Richard/Michel Lagrange: &#7870;loge de Robert Folz. Dans: Académie des sciences, arts et belles lettres de Dijon, 1999, p. 109. </ANM>

L'honneur que me font les organisateurs de cette rencontre est grand et je les remercie vivement de m'avoir accordé cette marque d'estime. Qu'ils veuillent bien m'accorder aussi leur indulgence, car la tâche dont je vais m'acquitter n'est pas simple. Dans l'oeuvre de Robert Folz, les études qu'il a consacrées à l'Empire sont nombreuses et je ne suis pas sûr de les avoir lues toutes avec la même attention; d'importance quantitative inégale, ces travaux sont tous d'une très grande qualité. En faire l'inventaire serait sans doute impressionnant – car la liste est fort longue – mais risquerait de lasser l'assistance; il faut donc les présenter dans un certain ordre. J'ai choisi d'en faire découler la suite de leur source, la thèse de Robert Folz, son chef d'oeuvre au sens corporatif du terme; dans le fleuve qu'ils forment, je distinguerai trois bras principaux, l'étude des événements, celle des institutions, enfin celle des idées et des passions; en guise de conclusion, je tenterai de caractériser l'ensemble de ces travaux, mais je me garderai bien de porter sur eux une appréciation, car il n'appartient pas au damoiseau de juger le chevalier.

Il est toujours délicat de reconstituer la genèse d'une vocation et quelque peu prétentieux de se lancer dans une telle entreprise. Peut-on définir les motifs qui ont guidé le choix de ses sujets de recherches lorsqu'il s'agit d'un homme aussi discret que Robert Folz? Il parlait si peu de lui. Contentons-nous de rappeler quelques données bien connues et qui ont pu l'orienter. Robert Folz était messin; il était profondément attaché à sa ville natale dont son grand-père Nicolas Jung avait été maire – il lui dédia son premier ouvrage en 1931 –, or Metz était une cité de culture française mais en même temps elle fut jusqu'en 1648 une ville d'Empire. Charles IV y proclama la grande charte de ce Saint Empire, la Bulle d'Or, en 1356. [Anm. 1] Probablement le souverain voulait-il montrer ainsi qu'il y était chez lui, même si les Messins n'entendaient pas reconnaître le «seigneuriage de l'empereur» et mettaient leur ville en état de défense lorsqu'il annonçait sa venue. Dans l'histoire de Metz apparaissent ainsi deux des traits qui caractérisent l'histoire de l'Empire: le prestige du souverain et la faiblesse de son pouvoir.

Robert Folz voulut-il voir de plus près ce qu'il en était lorsqu'il choisit, en accord avec son professeur Robert Parisot, qui enseignait alors l'histoire du Moyen Âge à Nancy, le sujet de son diplôme d'études supérieures: «Le concordat germanique et l'élection des évêques de Metz»? Peut-être. Ce qui est certain, c'est que ce n'étaient pas «des épisodes d'histoire locale» qui l'intéressaient, mais «les tentatives des souverains du Saint Empire pour attacher solidement l'évêché au corps germanique». [Anm. 2] La ville de Metz appartenait-elle vraiment à la nation germanique, avec laquelle le pape avait traité en 1448? La réponse n'allait pas de soi, semble-t-il, puisqu'il fallut qu'en 1450 une bulle de Nicolas V levât toute ambiguïté. Le jeune licencié – il n'avait que 18 ans – se mit au travail avec cette ardeur qu'il garda toute sa vie et sut exposer le fruit de ses efforts avec une telle rigueur et si clairement que son diplôme fut jugé digne d'être imprimé en 1931. L'année de sa majorité fut donc marquée par la publication de son premier ouvrage. En analysant sa documentation, Robert Folz avait découvert l'originalité d'un organisme politique qui était, à la fin du Moyen Âge, un étrange composé de gloires passées et d'institutions compliquées. L'examen approfondi des contrastes et des contradictions qui tissaient l'histoire de cet État offrait à l'historien un thème de réflexion et d'investigation d'une grande richesse. Explorer ce domaine n'était pas une tâche facile, mais les difficultés ne faisaient pas peur à Robert Folz, on serait tenté de dire qu'elles l'attiraient.

À Strasbourg, où il se rendit pour préparer l'agrégation, il trouva des maîtres que le monde germanique ne laissait pas indifférents. À cette époque, toutes les conditions étaient réunies là pour qu'un étudiant travailleur et doué pût s'enrichir considérablement l'esprit. Marc Bloch lui-même qualifie ces années de «belles»; Marc Bloch, dont Robert Folz suivit l'enseignement avec passion; ce professeur, d'un naturel réservé, savait enthousiasmer ses auditeurs. Il avait dès 1924 élargi les horizons que scrutaient les disciples de Clio; le sujet de ses «Rois thaumaturges» était entièrement nouveau; les «Caractères originaux de l'histoire rurale française» ne s'écartaient pas moins des sentiers battus et déjà mûrissait le grand ouvrage d'un écrivain trop tôt disparu, emporté par la tragédie de la guerre, «La société féodale». Avec Lucien Febvre, Bloch avait lancé les «Annales d'histoire économique et sociale» dont chaque livraison illustrait leur programme commun d'histoire totale. Le sens de l'humain y était méthodiquement affiné pour inciter les étudiants, comme leurs guides, «à chasser leur gibier, là ils flairaient la chair humaine». Mais Robert Folz, s'il ne fut sûrement pas insensible à l'attrait de cette école, si jeune encore et déjà si conquérante, ne laissa pas d'apprécier l'enseignement donné par Charles-Edmond Perrin, l'érudit scrupuleux qui peaufinait alors ses thèses consacrées à «La seigneurie rurale en Lorraine» et à «L'abbaye de Marmoutier au XIIe siècle», l'excellent pédagogue plus soucieux de rigueur et de clarté que de brillance. Robert Folz arriva-t-il à temps sur les bords de l'Ill pour suivre les cours donnés par Bloch aux «agrégatifs» d'allemand sur l'Empire et l'idée d'Empire sous les Hohenstaufen? Plus probablement, il en lut le texte dans la «Revue des cours et conférences». Une seule leçon présente les institutions, toutes les autres s'attachent aux idées; quiconque connaît l'oeuvre de Robert Folz trouvera très évocateurs les titres de ces exposés: les souvenirs historiques, l'empereur personnage sacré, le messianisme … Dès que celui-ci eût franchi l'obstacle de l'agrégation, en 1933, il prit langue avec ce maître et lui demanda de diriger la thèse de doctorat dont il définit le sujet en accord avec lui: «Le souvenir et la légende de Charlemagne dans l'Empire germanique médiéval». La réalisation de ce travail demanda 15 ans. Ce délai, qui peut sembler très long à première vue, s'explique aisément. Marc Bloch était un directeur exigeant: lors de la dernière entrevue qu'il eut avec son doctorant, en 1942, à Montpellier, il lui dit enfin, neuf ans après que l'oeuvre avait été mise en chantier, qu'il avait bon espoir de la voir menée à bonne fin. Chacun sait que le destin le priva de cette joie: les Allemands le fusillèrent en 1944. Robert Folz était alors mobilisé dans les rangs de l'armée qui, partie d'Afrique du Nord, s'apprêtait à libérer la patrie. Charles-Edmond Perrin prit le relais, et qui a travaillé sous sa direction sait qu'il n'aimait guère l'à-peu-près. Est-il besoin de dire que Robert Folz lui-même ne prenait pas ses tâches à la légère et que le souci d'exactitude qui l'habitait lui interdisait de lâcher prise aussi longtemps qu'il n'avait pas trouvé la réponse juste à la question qu'il avait cru devoir poser? Il ne se départit même pas de cette scrupuleuse recherche de la vérité pendant qu'il mettait la dernière main à son travail; Madame Folz, qui dactylographiait son texte, retrouvait, le matin, raturées impitoyablement, les pages qu'elle avait copiées la veille; son mari, qui veillait tard, les avait relues, laissant la marque de ses repentirs sur son manuscrit. Il était tellement plus important à ses yeux de faire bien que d'aller vite! N'oublions pas l'enseignement, qu'il assurait de front: à Mulhouse d'abord, puis à Strasbourg jusqu'en 1939, à Oran de 1940 à 1942, à Strasbourg de nouveau, une fois la guerre terminée. Robert Folz fut un professeur dont tous les élèves, même ceux qui n'étaient pas spontanément attirés par l'histoire, gardent un souvenir lumineux. À Berlin, où l'Institut français l'avait appelé pour donner des conférences en 1936-1937, il observa non sans inquiétude la montée d'un nazisme fanatique: il avait vu des fidèles quitter l'église pendant la lecture de l'encyclique «Mit brennender Sorge». Ainsi s'annonçait le cataclysme. Robert Folz n'y assista pas en spectateur; il fut mobilisé deux fois, en 1939, puis en 1942, et sa conduite lui valut des distinctions dont sa modestie lui interdisait de parler. Même pour le travailleur acharné qu'il était, il n'était pas possible d'échapper aux contraintes d'un emploi du temps émietté par la multitude des obligations et des occupations; la recherche d'abord, puis la rédaction ne pouvaient progresser que lentement. La rédaction surtout; chargé d'enseigner l'histoire ancienne et médiévale à l'université de Dijon en 1947, Robert Folz, jusqu'à ce qu'il eût trouvé à se loger rue Colonel Marchand, fit de longues navettes, entrecoupées de haltes, et de nombreux passages de la thèse furent écrits sur une table de restaurant en attendant la correspondance. En 1949, le magnum opus put être soutenu et, l'année suivante, publié. [Anm. 3]

Résumer cet imposant ouvrage est impossible; tentons de le caractériser. Nous y découvrons une des composantes de la mémoire collective d'un grand peuple. Elle se manifeste dans les textes aussi bien que dans les monuments, dans tous les témoignages que réunit pour en scruter la signification l'histoire des mentalités, qui relaye et complète l'histoire littéraire. Il ressort de l'analyse méthodique de tous ces documents que l'Église a été la colonne sur laquelle a reposé l'édifice impérial, comme le démontre toute une tradition savante et partant cléricale. Fondée par Eginhard, celle-ci imprègne la pensée politique des souverains qui président aux destinées de l'Empire recréé par Otton Ier en 912; une place particulière revient à son petit-fils Otton III; l'apogée de ce mouvement d'idées est atteint pendant la Querelle des Investitures et la canonisation de Charlemagne en 1165 lui confère un éclat particulier. C'est à cette époque qu'Otton de Freising élabore sa vision grandiose d'une continuité glorieuse, faisant des Teutons les héritiers des Francs. Lorsqu'après 1250 l'Empire s'efface et que la papauté puis la France occupent le devant de la scène, les vainqueurs reprennent l'idée-force qui avait galvanisé leur adversaire. Les papes revendiquent pour eux la translatio imperii; ils font de l'Empire ce qu'ils jugent souhaitable et des empereurs ce qu'ils croient nécessaire. Pour autant, la tradition impériale n'est pas entièrement délaissée dans ce qui subsiste de l'Empire germanique. À Charles IV, elle fournit les éléments d'un décor d'apparat; aux penseurs tels qu'Alexandre de Roes et Dante, elle offre la structure de leurs théories; au peuple allemand, elle propose le rêve qu'entretient l'espérance messianique. Elle est accaparée par des particularismes qui tentent ainsi de se donner une légitimité; nombreux sont ceux qui la détournent de sa fin première, des Électeurs aux villes en passant par les dynasties princières. C'est à ce moment que le souvenir se charge de données tirées d'une légende élaborée en France; Charlemagne y est devenu un Français qu'il faut non sans mal naturaliser Allemand. En tout état de cause, après la fin des Hohenstaufen, le souvenir du grand empereur auréole l'Empire de gloire mais il le détourne de missions plus modestes et pourtant plus urgentes; il l'empêche de devenir un véritable État; l'imperium ne se transforme pas en regnum: que le mot Reich soit resté l'équivalent de royaume et d'empire à la fois est significatif.

La thèse de Robert Folz est donc une histoire de l'Empire et du peuple allemand. L'étude des idées n'a pas fait oublier à l'auteur l'histoire des hommes; son livre nous permet de contempler une admirable suite de portraits. Ne laissons pas dans l'ombre la thèse secondaire consacrée au culte liturgique de Charlemagne; elle témoigne de l'extraordinaire familiarité de notre maître avec les textes et les rubriques de la liturgie; grâce à cette parfaite connaissance, il a pu réaliser un travail à la fois solide et neuf; il y montre que la vénération de saint Charlemagne fut particulièrement fervente au XVe siècle, où elle exaltait son rôle de fondateur et de propagateur de la foi; elle n'était pas encore éteinte à Trèves quand en 1748 F. G. de Schoenborn y édita son bréviaire. [Anm. 4] La valeur des deux ouvrages fut reconnue par les savants qui en assurèrent la recension. Vercauteren dans le Moyen Âge en 1952 salua «la sûreté de la méthode, le souci de l'érudition; la science de l'historien et le talent d'exposition forcent l'admiration»; [Anm. 5] le jugement de R. Elze dans le «Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters» n'est pas moins élogieux: «in vorbildlicher Sachlichkeit, mit profunder Kenntnis der Quellen und der [...] Literatur [...] für viele Forschungen auf dem Gebiet der deutschen Geschichte unentbehrlich». [Anm. 6] Les orfèvres en la matière s'accordaient donc pour trouver que Robert Folz leur avait présenté un chef d'oeuvre dans tous les sens du terme.

La thèse d'État est souvent l'oeuvre d'une vie, parfois la seule de toute une vie. Mais Robert Folz n'était pas de ceux qu'un ouvrage épuise. Le thème sur lequel il avait travaillé pendant plus d'une décennie se prêtait à de multiples variations. Laissons là le vocabulaire musical et retenons une image plus banale, empruntée à la botanique. Tout le monde admirait le bel arbre que Robert Folz avait planté. Dans l'abondante ramure qu'il développe, distinguons pour la commodité de l'exposé quelques maîtresses branches. Remarquons d'abord – en passant car ce n'est pas mon sujet – que Charlemagne était une figure de trop grande taille pour tenir tout entier dans le cadre pourtant fort vaste du Saint Empire. Robert Folz ne négligea pas ce qui le dépassait; il savait que nombreux avaient été ceux qui regrettaient l'absence d'une comparaison entre le cas allemand et le cas français. Il se chargea donc volontiers du volume qui dans la série des «Trente journées qui ont fait la France» présente «Le couronnement de Charlemagne»; [Anm. 7] un des chapitres de ce livre consacre de substantiels développements au roi de France successeur de Charlemagne. Lorsque les universitaires européens élevèrent un monument à la gloire du grand empereur en 1965, la contribution de Robert Folz porta sur les «Aspects du culte liturgique de Saint Charlemagne en France». [Anm. 8] Mais revenons au Saint Empire.

Jamais Robert Folz ne déprécia la trame évènementielle du passé. À plusieurs reprises, des éditeurs demandèrent à l'excellent connaisseur de l'histoire allemande qu'il était d'en évoquer les grandes étapes ou d'en décrire les articulations les plus importantes. Pour un savant scrupuleux comme il l'était, ce travail était épuisant; comment faire tenir dans un espace dont un miniaturiste se fût peut-être contenté d'amples fresques, comment composer un texte nuancé, dense et clair à la fois? Dans la nouvelle mouture du tome V du «Halphen et Sagnac» paru quand il était encore étudiant et dont il dirigea la refonte, il ne s'accorda qu'une vingtaine de pages, mais chaque mot y a son poids et y tient une place juste. [Anm. 9] Emile Léonard le chargea d'assurer dans le volume de l'«Histoire universelle» traitant du Moyen Âge la présentation du monde germanique de 919 à 1519. Cette vue d'ensemble comprend la société, l'économie et la civilisation, mais l'exposé des faits est centré, comme il se doit, sur l'Empire, et le lecteur repère facilement les grandes étapes de son évolution; il retient que le destin de l'Allemagne se joua entre 1150 et 1250, que l'ambivalence de l'idée impériale a marqué le destin du peuple allemand: elle lui a donné la conscience de son unité, mais elle a empêché la formation d'un État national. «Comment ajuster une communauté de culture aux nécessités de l'Etat? C'est là le problème permanent de l'Allemagne moderne». [Anm. 10]

En 1967 parut « La naissance du Saint Empire » . [Anm. 11] Outre un récit circonstancié des événements, Robert Folz donne dans cet ouvrage un aperçu de la problématique à laquelle les souverains étaient confrontés. Ils se trouvaient devant un dilemme; il leur fallait agir simultanément à l'Est et au Sud, tout à la fois veiller à la sauvegarde et dans toute la mesure du possible à l'expansion de l'espace germanique et s'assurer la maîtrise de l'Italie. Otton III – pour lequel Robert Folz semble avoir eu une espèce de prédilection – occupe une place centrale dans ce livre qui offre au lecteur un choix de documents; de ces documents qui ne sont pas aux yeux de l'auteur des carrières auxquelles on arrache des matériaux, mais des témoignages qu'il convient d'écouter avec attention. C'est un document aussi et quel document somptueux que la couronne, dont Robert Folz analyse la symbolique dans l'esprit de P. E. Schramm et de H. M. Decker-Hauff.

Les organisateurs du Colloque commémorant le concile de Lyon en 1274 prièrent le parfait connaisseur des affaires germaniques au Moyen Âge de faire une communication sur «Le deuxième concile de Lyon et l'Allemagne». [Anm. 12] Avec une minutie vraiment exemplaire cet exposé suit à la trace, dans une cinquantaine de chroniques et les statuts de seize synodes provinciaux, la pénétration de la législation conciliaire en Allemagne. L'histoire de l'Église et celle de l'Empire s'imbriquent. L'évêque d'Olmütz fait l'inventaire des abus qui défigurent l'une et propose pour le gouvernement de l'autre le concurrent de Rodolphe de Habsbourg, Ottokar de Bohème, dont il plaide la cause avec force. La décime levée pour défendre la Terre Sainte rencontre une opposition dont le souvenir alimentera le ressentiment antiromain perceptible en Allemagne à la fin du Moyen Âge.

La thèse de Robert Folz avait introduit ses lecteurs dans l'édifice complexe des institutions de l'Empire germanique. Il eut à plusieurs reprises l'occasion d'y pénétrer à nouveau pour en montrer la formation et pour en éclairer les éléments fondamentaux. Il le fit pour répondre à la demande de la Société Jean Bodin, dont l'étude comparative des institutions est la raison d'être et qui fit paraître en 1973 un volume sur «Les grands empires». [Anm. 13] Sa contribution révèle la fragilité d'une construction dont le ciment le plus solide était la symbiose de l'Église et de l'Empire, une symbiose que la lutte pour le pouvoir universel devait défaire. Elle prouve aussi que pour survivre l'Empire dut subir une mutation et devenir national. En 1975, le colloque de Reims sur le sacre permit à Robert Folz de mettre en lumière la politique des papes qui modifièrent systématiquement le rituel du sacre impérial afin d'affaiblir le caractère sacré du souverain, un caractère qui était sa force principale; de changement en changement, les ordines finirent par ne plus faire de l'empereur que le bras séculier de la papauté. [Anm. 14]

En 1969 déjà Robert Folz avait donné au volume de la Société Jean Bodin sur les régimes monocratiques une contribution dans laquelle, d'entrée de jeu, il fait une mise au point: l'Empire est un régime aristocratique à présidence monarchique. [Anm. 15] Il appuie cette affirmation sur une présentation systématique et convaincante du droit et des institutions: les pouvoirs du monarque sont bridés et les moyens dont il dispose, d'une faiblesse insigne. Le royaume germanique n'est pas devenu un État; c'est à l'intérieur des territoires que se sont développées et progressivement constituées les structures d'un État.

Une des étapes de cette formation avait été déjà suivie par Robert Folz dans les «Études suisses d'histoire générale» en 1963. [Anm. 16] On y voit comment les assemblées d'État ont d'abord servi à limiter l'arbitraire des princes, puis les ont aidés à jouer leur rôle de Landesvater, de «père de la patrie» – étant entendu qu'il s'agit de la «petite patrie», du pays, et non de la grande, de l'Empire, du Reich – avant d'être finalement domestiquées et soumises aux ordres de l'Obrigkeit, de l'autorité princière.

L'examen des événements et des institutions ne fait pas perdre de vue les idées, qui sont l'âme du corps politique. Au cours de sa soutenance, en 1949, L. Halphen et H. I. Marrou avaient dit l'un et l'autre à Robert Folz quelle importance cruciale ils reconnaissaient à l'idée d'Empire. [Anm. 17] Quatre ans plus tard celui-ci fit paraître un ouvrage qui leur donnait raison. [Anm. 18] Dans un cadre chronologique élargi, puisque le point de départ de l'étude remonte jusqu'au Ve siècle, il observe l'action d'une idée-force et son évolution. Une idée d'une robustesse remarquable puisqu'à deux reprises, elle survécut à la disparition des réalités politiques qui l'avaient produite et qu'elle avait animées: d'abord entre l'écroulement de l'Empire carolingien et la naissance du Saint Empire, ensuite lorsque cet Empire parut avoir perdu toute vigueur, après 1250. Vivace, l'idée d'Empire fit preuve d'une heureuse plasticité; elle put s'adapter aux besoins de l'institution, réalisant la délicate harmonisation de ses composantes romaines et franques, s'avérant capable de se conformer même aux visées de la papauté qui réussit à faire jouer en sa faveur le mécanisme de la translatio; elle se transforma, d'une part, en décoration prestigieuse des États nationaux, en France comme en Allemagne, d'autre part, en doctrines séduisantes mais utopiques, enfin en espérance messianique. Elle répondait au besoin de l'ordinatio ad unum, qui constamment renouvelait sa vitalité.

Après avoir survolé toute l'histoire de cette idée, Robert Folz a voulu voir de plus près quelques-unes de ses étapes. Il s'est d'abord arrêté à l'époque ottonienne. [Anm. 19] Adopté par Otton Ier, le concept d'Empire a été adapté par Otton III qui en privilégie la composante romaine et qui parvient à faire entrer, grâce à Sylvestre II, la papauté dans son plan de communauté chrétienne sous la présidence du souverain pontife et de l'empereur associés. Réussite éphémère d'un projet que les nécessités de la «Realpolitik» avaient d'avance condamné. Robert Folz s'est aussi penché sur la conception qu'Otton de Freising avait de l'Empire. Otton, qui comme Rainald de Dassel, le chancelier de Barberousse, avait fait des études à Paris, était un homme de foi, qu'une vie spirituelle de qualité n'empêchait pas de s'intéresser à la politique et de situer celle-ci dans des perspectives très larges. Deux articles sont consacrés à cet homme de haute naissance et de grand talent; ils l'insèrent dans la tradition augustinienne des «deux cités» et mettent en scène ce témoin avisé des controverses de son temps. [Anm. 20]

Passant du côté des papes, Robert Folz observe leur état-major, des savants spécialisés, les canonistes, qui proposent au souverain pontife des plans d'action, fournissent et fourbissent ses arguments. Ils appartiennent à deux écoles: les uns, partant d'une lecture dualiste de la translatio imperii, concluent à l'indépendance du pouvoir impérial; les autres, tenants d'une interprétation hiérocratique de l'histoire, estiment au contraire que toute autorité est contenue dans le spirituel, qui peut à sa guise en déléguer une part, puis en dessaisir le délégataire. Après le premier interrègne, ouvert par la mort de Henri VI, la seconde école absorbe progressivement la première, sans l'anéantir tout à fait: il est significatif que le Vicaire du Christ ne soit autorisé à déposer l'empereur qu'une seule fois. [Anm. 21].

La translatio – ce courant qui, de l'Orient à l'Occident, charrie sagesse et pouvoir à travers les siècles – finit par servir d'explication à tous les faits; même la chevalerie est comprise de cette façon. Moritz von Kraun, adaptant le Cligès de Chréstien de Troyes, y fait entrer ce mythe: la Ritterschaft se propage d'un peuple à l'autre, par héritage. «Les chevaliers sont fiers d'être les continuateurs d'un passé prestigieux que les Hohenstaufen font revivre». [Anm. 22]

À l'époque où l'idée d'Empire semble coupée des réalités, Charles IV, un «Realpolitiker» avéré, ne peut que se détourner du programme auquel Beccari voudrait l'intéresser en 1376: un Empire détaché du religieux et centré sur Rome, une sorte de renovatio imperii qui, à la différence de celle dont avait rêvé Otton III, aurait été sécularisée. [Anm. 23].

Enfin, comment ne pas inclure dans l'étude des idées et des représentations animant et dirigeant le corps politique, les travaux que Robert Folz a consacrés à la monarchie sacrale? Les saints rois et les saintes reines apposent de quelque manière le sceau de l'authenticité à l'image du souverain. Mais je veux mentionner seulement un sujet dont mon collègue Corbet parlera bien mieux que je ne saurais le faire.

À la fin de ce tour d'horizon, est-il possible d'apprécier l'apport de Robert Folz à l'histoire du Saint Empire? Disons tout de suite qu'il a mis à la disposition des lecteurs français la connaissance de cette histoire. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur la bibliographie du sujet en notre langue. Retirons de la liste des titres énumérés dans le volume de l'«Histoire universelle» paru en 1957 ceux qui sont dus à Robert Folz, à Philippe Dollinger et Jean Schneider, ne resteront que des chapitres d'histoire événementielle, rédigés par E. Jordan et L. Halphen; ajoutons les cours donnés par Charles-Edmond Perrin – il n'a pas écrit l'ouvrage qui aurait dû prendre place dans la collection Glotz. C'est dire que de vastes secteurs ouverts par l'école des Annales aux disciples de Clio restaient de la terra incognita lorsqu'ils se trouvaient dans l'espace germanique: les mentalités, les sentiments, les idées, c'est-à-dire justement les domaines que Folz devait explorer. [Anm. 24] Disciple de Bloch plus que de Fèbvre, il ne cherchait pas l'effet. Son style est très sobre. Il fait un usage très mesuré de l'adjectif et de la métaphore. Le but qu'il vise c'est la clarté de l'exposé; or il est difficile d'atteindre ce but car la matière se prête mal à l'entreprise; elle est d'une infinie complexité, de cette complexité que le lecteur français a en horreur; il faut débrouiller les fils d'un écheveau dont Folz connaît chaque brin. Car il a lu les sources avec une attention passionnée, il n'a pas craint de se familiariser avec les innombrables travaux, gros ouvrages ou minces articles, des historiens allemands. Avec son ami et camarade d'études Philippe Dollinger, il a repris en 1952 la rédaction du «Bulletin historique d'Allemagne» dans la «Revue historique», rubrique créée par Marc Bloch vingt ans plus tôt. Jusqu'en 1985, les chercheurs ont pu se tenir au courant grâce à cette présentation régulièrement renouvelée de l'historiographie d'Outre-Rhin.

Lorsqu'ils l'ont appelé à faire partie de leur compagnie, les membres de l'Académie de Mayence ont salué la valeur exceptionnelle du savant, dont la        Gründlichkeit ne souffrait nullement d'être comparée à la leur. Sans doute ont-ils   pensé que cet honneur serait un témoignage de gratitude: peu de Français avaient autant que lui oeuvré dans son domaine pour qu'en France l'Allemagne fût mieux connue, et cela sans aucun préjugé, «in nobler Unvoreingenommenheit», dit Kurze en 1967 dans un compte-rendu de la «Historische Zeitschrift». [Anm. 25].

Chercheur intrépide, Robert Folz a été, par la plume comme de vive voix, un enseignant dont ceux qui ont suivi les cours garderont toujours le souvenir. Cet homme si discret, si sobre dans l'expression de ce qu'il pensait et ressentait, contrôlait une passion d'une force exceptionnelle dont la maîtrise concentrait encore l'énergie. Tous ceux qui ont bénéficié de ce rayonnement l'ont admiré; bien après sa mort, il reste l'exemple inimitable. Defunctus adhuc loquitur.

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Résumé

Robert Folz a consacré une bonne partie de ses publications à l'Empire. Sa thèse - Le souvenir et la légende de Charlemagne (publiée à Paris en 1951) - soutenue en 1949 et dont «la sûreté de la méthode, le souci de l'érudition et la clarté de l'exposition» ont été salués par les meilleurs connaisseurs, peut être considérée comme une histoire de l'Empire. Robert Folz n'a plus délaissé ce chantier. Dans une bonne vingtaine d'ouvrages et d'articles, il a étudié les événements majeurs et les principaux acteurs de cette histoire, mais également les institutions de l'organisme complexe qu'était l'Empire et les idées qui avaient présidé à sa naissance et qui l'avaient animé.

Robert Folz a permis aux lecteurs français de se familiariser avec des questions d'une importance capitale, car il a su en présenter clairement les richesses parfois foisonnantes sans jamais les simplifier abusivement.

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Zusammenfassung

Robert Folz hat einen großen Teil seiner Publikationen dem mittelalterlichen Kaiserreich gewidmet. Seine 1949 verteidigte Doktorarbeit Le souvenir et la légende de Charlemagne (Karl der Große in Erinnerung und Legende, 1951 in Paris veröffentlicht), die wegen der „Sicherheit in der Methode, der sorgfältigen Berücksichtigung des Standes der Wissenschaft und der Klarheit der Darstellung“ von den bedeutendsten Fachkollegen gerühmt wurde, kann als eine Geschichte des Reiches betrachtet werden. In der Folgezeit hat Robert Folz sich unermüdlich weiter diesem Forschungsgebiet gewidmet. In rund zwanzig Monographien und Aufsätzen hat er die wichtigsten Ereignisse und Hauptakteure dieser Geschichte des Reiches untersucht, wie auch die Institutionen seines komplexen Organismus und die Ideen, die seiner Entstehung zugrunde lagen und es am Leben hielten.

Robert Folz hat den französischen Leser in die Lage versetzt, sich mit Themen von höchster Bedeutung vertraut zu machen, denn er verstand es, die manchmal überquellende Informationsfülle mit großer Klarheit darzustellen, ohne sie jemals in unzulässiger Weise zu vereinfachen.

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Anmerkungen:

  1. La proclamation de la Bulle d'Or à Metz, le 25 décembre 1356. Dans: Annuaire de la Société d'Histoire et d'Archéologie de la Lorraine LVII (1957), p. 159-167.  Zurück
  2. Le concordat germanique et l'élection des évêques de Metz, Metz 1931. Zurück
  3. Le souvenir et la légende de Charlemagne dans l'Empire germanique, Paris 1951.  Zurück
  4. Études sur le culte liturgique de Charlemagne dans les églises de l'Empire, Paris 1951. Zurück
  5. Le Moyen Âge, 1952, p. 379-391. Zurück
  6. Deutsches Archiv für die Erforschung des Mittelalters, 1951, p. 580 et suiv. Zurück
  7. Le couronnement impérial de Charlemagne, coll. «Trente journées qui ont fait la France», Paris 1964.  Zurück
  8. Aspects du culte liturgique de Charlemagne en France, dans: Wolfgang Braunfels/Percy Ernst Schramm (Hrsg.): Karl der Große. Lebenswerk und Nachleben. Bd. 4: Das Nachleben, Düsseldorf, 1967, p. 77-99.  Zurück
  9. De l'Antiquité au monde médiéval, dir. avec la collaboration d'A. Guillou, L. Musset, D. Sourdel, Paris, 1ère éd. 1972, 2e 1990. Contribution: p. 1-86, 289-413.  Zurück
  10. Le monde germanique du Xe au XVe siècle. Dans: Histoire universelle, Paris 1957, citation p. 689. Zurück
  11. La naissance du Saint Empire, coll. «Le mémorial des siècles», Paris 1967. Zurück
  12. Le deuxième concile de Lyon et l'Allemagne. Dans: 1274, année charnière, mutations et continuités, Lyon, Paris 1974, p. 449-479. Zurück
  13. Le Saint Empire Romain Germanique. Dans: Recueils de la Société Jean Bodin, T. XXXI, Les grands Empires, Bruxelles 1973, p. 309-355.  Zurück
  14. Le sacre impérial et son évolution (Xe-XIIIe siècle). Dans: Le sacre des rois, Colloque international des sacres royaux, Reims 1975, Paris 1985, p. 89-100. Zurück
  15. Le régime monocratique en Allemagne, XIe au XVe siècle. Dans: Recueils de la Société Jean Bodin, t. XXII, La monocratie, Bruxelles 1969, p. 241-327. Zurück
  16. Les assemblées d'État dans les principautés allemandes au Moyen Âge. Dans: Études suisses d'Histoire générale 20 (1962/63), p. 167-187.  Zurück
  17. Marc Bonnet: Compte-rendu de soutenance. Dans: Revue historique, 1950, p. 188.  Zurück
  18. L'idée d'Empire en Occident, Paris 1953. Zurück
  19. L'interprétation de l'Empire ottonien. Dans: Orient et Occident, Colloque de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public (Dijon, 1978), Dijon 1980, p. 15-27.  Zurück
  20. Sur les traces de saint Augustin: Otton de Freising, historien des deux Cités. Dans: Collectanea ordinis Cisterciensis, 1958; Otton de Freising, témoin de quelques controverses intellectuelles de son temps. Dans: Bulletin de la Société Historique de Langres XII (1958), n° 171 et 172, p. 79-90.  Zurück
  21. Translation de l'Empire et déposition de l'empereur dans la vision des canonistes et des papes (1140-1245). Dans: Ernst-Dieter Hehl/Hubertus Seibert/Franz Staab (Hrsg.): Deus qui mutat tempora. Menschen und Institutionen im Wandel des Mittelalters. Festschrift für Alfons Becker zu seinem 65. Geburtstag, Sigmaringen 1987, p. 321-334.  Zurück
  22. L'histoire de la chevalerie d'après Moritz von Craun. Dans: Études germaniques, 32 (1977), 2, p. 119-128.  Zurück
  23. Der Brief des italienischen Humanisten N. dei Beccari an Karl IV. Dans: Historisches Jahrbuch 82 (1963), p. 148-162.  Zurück
  24. Le monde germanique (voir n. 11), p. 689-693. Zurück
  25. Historische Zeitschrift, 1967, p. 658 et suiv. Zurück